Les Amants du Lac Majeur
Je ne parviens pas bien à saisir la source de cette obsession fantasmatique. Sans doute remonte-t-elle au temps où nous avions traversé (il y avait si peu de "je" déjà à l'époque) cette magnifique région des lacs du nord de l'Italie. Mes parents, mes frères. Le poids indéfini, infini de le famille, de son ordre, de sa pression au mutisme. je devais avoir 16 ans.
Je me souviens d'avoir écouté sur mon walk-man le stabat mater de Pergolese, qui, loin des souffrances de la mère du Christ, soufflait l'amour dans toutes ces villas où je pouvais m'imaginer amante, aimante. Il y avait des pins autour de ces villas, des collines, de l'eau pour la fraîcheur et le cristal. C'était de pureté dont je rêvais, bien sûre d'être aimée, et d'aimer passionnément. Il y a de la certitude à imaginer. La réalité n'est pas décevante; elle est autre, et en tant que telle, ne provoque pas de collision, juste un peu d'ennui, d'écrasement et quelques appels au secours.
Mon amant de moi aimante était l'Autre du moment. Un étudiant en philosophie, bellâtre pour mes 16 ans et leur regard vif et désirant. Un italien, fils d'une amie d'un ami de mes oppresseurs parentaux interdicteurs, et que ces derniers avaient eu le malheur d'héberger sous leur toit un temps. Sous leur toit, et dans la chambre à côté de la mienne. L'insolente, l'innocente avait eu du désir pour lui, et avait tenté d'en suciter (et je l'ai su quelques années après, avec succès) dans son corps et son coeur à lui. Elle l'avait poursuivi lorsqu'il avait trouvé son propre cagibi estudiantin où résider, rompant un voisinage de murmures et de musique, de portes entrebaîllées. Elle avait traversé la ville, essouflée sur son bicycle, séchant ses cours d'EPS et de latin pour le retrouver, sonnant à des heures matinales pour se lover dans le lit où il dormait encore, feignant elle aussi le sommeil alors qu'elle avait le souffle court et le sang qui battait dans ses tempes. Elle n'avait eu de lui -quel délice- que quelques baisers, les paupières closes; Elle n'avait pas répondu, car s'il avait osé, c'est sans doute qu'il la croyait endormie. C'est sans doute qu'il la croyait.
La Victorieuse, l'amante de son amant de 10 ans plus âgé, allait retrouver Celui qui. Réellement, avec ses parents à elle chez ses parents à lui. Visite convenue entre ceux qui ne désiraient pas plus que des convenances, de la courtoisie. Lui aussi avait une mère dont il était le fils de, ainsi qu'un père géniteur. Les géniteurs allaient se retrouver dans leur pesanteur, et nous. Et nous ? Nous nous étions dans ces duos vibrants d'alto et de contralto, dans une brise légère qui faisait onduler ces longs rideaux blancs. La porte fenêtre donne sur le large du lac. Le dallage est un peu vieilli, brisé par endroit; les motifs n'en sont pas moins magnifiques. Vénitiens peut-être; ils n'en auraient que l'adjectif. Les draps sont en lin, blancs, bien-sûr, un peu rugueux, mais avec cette lourdeur de l'amour. je crois bien que c'est un réveil dans les bras de Celui qui; un réveil maintes fois visisté, habité.
Je l'ai revu, sagement. je ne me souviens plus bien. Il m'avait prêté son foulard. Nous avons visité des choses, cernés, ce qui ne m'a pas empêchéde me réveiller encore dans des draps de lin.